Somville à la campagne
Pour présenter Roger Somville on pourrait emprunter à Bertolt Brecht, que lui même cite abondamment : « Je vins parmi les hommes au temps de la révolte. Et je me suis révolté avec eux. Ainsi passe le temps qui m’est donné sur la terre. »
Rencontre à Olmet, dans la belle demeure de La Lichère, où il vient chaque été depuis 1958 et où il a peint, estime-t-il, près du tiers de son œuvre.
Par Michel C.Thomas
Portrait paru dans le Journal du Parc n°6 en automne 2003.
Roger Somville nous a quitté le 31 mars 2014.
On pousse le portail blanc de La Lichère, on passe sous la frondaison d’arbres de grand âge. Bonjour, enchanté… On n’a guère le temps d’en dire davantage. On est dans l’atelier du peintre qui parle… peinture. Sur le mode anecdotique d’abord, manière de se mettre en jambes. Une rencontre avec Francis Bacon, pour la Saint Sylvestre, en 1978, au casino de Monaco : « Il perdait en amateur, en novice. Je lui ai appris à perdre avec méthode. » La première rencontre avec Picasso, en 1951, à Golf Juan, malgré l’obstruction de son chauffeur et grâce à l’entremise de Paul Eluard qui, par bonheur, se trouvait là.
Puis on parle peinture, pour de vrai, comme disent les enfants, mais selon un biais qui risque de surprendre quelques grandes personnes : « La bourgeoisie a fait croire aux artistes que l’art devait se séparer de la politique mais c’est une une illusion ! L’art est toujours imprégné, imbibé, d’idéologie. Considérez Boucher et Chardin. Ils ont arpenté les mêmes rues, respiré le même air, et pourtant tout les sépare. Le premier est le peintre de l’aristocratie, il est dans la légèreté et même la frivolité, il ne voit pas venir la Révolution. Le second s’attache à peindre la vie domestique de la bourgeoisie ; c’est une peinture sévère, un peu moraliste, tout le contraire de Boucher. Ces choix, bien sûr, s’opèrent à leur insu, selon des processus inconscients. A quelques décennies d’intervalle, mêmes rues et presque même air, voici David [1]. David est un politique, compagnon de Robespierre, Saint-Just et Couthon, il a voté la mort du roi. Il peint la Révolution. Son Marat assassiné est un tableau fabuleux. »
Un peintre, un grand, un bon, connaît toujours l’histoire de sa discipline qu’il dit et réinterprète à sa façon, sans trop se préoccuper d’objectivité, sans s’embarrasser de trop de nuances. Le tout étant de conserver, intacte, « la rage de peindre ».
Toutes les femmes du monde
La vie de Roger Somville ? Naissance à Schærbeek (Bruxelles), en novembre 1923, rue Emile Zola, tient-il à préciser comme s’il s’agissait d’une filiation, d’un signe du destin et non d’un simple hasard. Famille modeste, un père marqueteur, un grand-père typographe « et un peu anarchiste, qui travaillait dans un journal catholique dont il a été licencié pour fait de grève ». Scolarité distraite : « J’étais assis sur le banc de l’école mais je n’étais pas là. Je troquais mes dessins contre des devoirs. » Et puis le choc de la guerre d’Espagne : «Cet événement nous a marqués à jamais. Mon père est devenu communiste, et toute la famille avec lui [2]. Nous n’avons jamais accepté que la République soit défaite, la classe ouvrière trahie. »
L’élève cesse d’être distrait quand il entre aux Beaux Arts. A l’Académie royale de Bruxelles d’abord, puis à La Cambre. Hommage appuyé à Charles Counhaye, son professeur : « Il m’a appris mille choses, ouvert des horizons nouveaux. » Il rencontre Simone Tits qui deviendra son épouse… Déclaration d’amour : « Simone est ma muse. C’est elle que je peins inlassablement et, en même temps, je « croque » toutes les femmes du monde. » Il lit Marx, Gorki, Henri Barbusse, Tolstoï, Tourgueniev et Bertolt Brecht. Il se passionne pour Eisenstein « qui est le Michel Ange de notre temps. » Il découvre les muralistes mexicains, peintres-soldats des années 1915-1920, compagnons de Zapata et Pancho Villa, et dont les héritiers s’appellent Diego Rivera, Orozco ou Siqueiros. Des rencontres, des enthousiasmes qui forgent le caractère, donnent une vision du monde. Et Somville n’est pas homme à se dédire.
En 1947, il participe au mouvement de la Jeune Peinture Belge qui bataille contre la non-figuration. Il ne se lassera plus d’emplumer gaillardement les pseudo avant-gardes de tous les noms d’oiseaux, de ferrailler contre l’élitisme, l’asservissement de l’art à l’argent, et toute cuistrerie qui passe à portée de sa main [3]. Il fonde, avec Edmond Dubrunfaut et Louis Deltour, le Centre de rénovation de la tapisserie de Tournai puis, avec Simone Tits (qui est céramiste), la Céramique du Dour. Il deviendra directeur de l’Académie des Beaux-Arts de Watermæl-Boitsfort. Et il peint, inlassablement.
Tutain et Groanes, gardes du corps
On parle, on parle. C’est l’été (on se souvient qu’il fut chaud). On a soif. Simone, en hôtesse prévenante, a sorti les verres, monté de la cave un excellent vin blanc, elle entreprend de raconter l’arrivée à Olmet : « C’est une tentation qui vient de loin ; mon père déjà rêvait de s’installer en France, dans le sud-ouest, pour élever des moutons et des canards. A la fin des années cinquante – Roger commençait de gagner un peu d’argent -, nous sommes partis en prospection. Le champ de nos investigations s’est bientôt resserré entre Thiers et Ambert, couteau et papier. » Ce sera Olmet, la ferme de La Lichère, bâtie en 1820. « La belle église d’Olmet, son parvis, les maisons accroupies, des moutons dans les prairies… c’était Bruegel. » Le vin est frais. Ils évoquent des souvenirs : « Il y avait un berger qui écoutait Mozart en surveillant son troupeau, un vieux paysan qui pétait chaque fois qu’il se baissait pour prendre sa brouette… »
Le vin est excellent. Roger Somville raconte qu’à peine installé à Olmet, il s’est proposé pour nettoyer l’église, redonner un peu de lustre à « de belles sculptures de bois et une vierge en pierre ». Le curé a dit à ses ouailles : « Ce n’est pas un croyant, mais c’est un brave homme. » Il fait le portrait au fusain du « facteur Tutain, bonhomme et fantaisiste », et du « vieux paysan Groanes, fort comme un cep de vigne et qui, chaque soir, assaisonnait son potage d’une poignée de médicaments ». Les deux portraits sont à la mairie, Tutain et Groanes ont été promus gardes du corps perpétuels des présidents de la République.
Dans les yeux des hommes
L’incroyant dont parlait le curé a choisi son camp, comme Van Gogh : « J’aime mieux peindre les yeux des hommes plutôt que les cathédrales, parce qu’il y a dans les yeux des hommes quelque chose qui n’est pas dans les cathédrales, si imposantes et majestueuses soient-elles. » Il peint des hommes, des femmes, sur la plage ou à la fin du jour, nus ou courant « follement », il peint des émeutiers, un motard à Cunlhat et un clochard en Avignon, une manifestante, des ouvriers réunis en congrès, Le Peletier de Saint-Fargeau à la Convention, une étudiante, un torero et l’enfant de tous les Hiroshima. Les visages sont inquiets ou sereins, on ne saurait en décider. Les yeux regardent au loin, toujours ; on ne jurerait pas qu’ils discernent, dans le lointain, un avenir radieux. Les couleurs sont franches et violentes, bleu cru, rouge sang, jaune incendié. Le peintre n’est pas en paix, il est en guerre contre le malheur du monde. A La Lichère, en Livradois-Forez, ou à Tervuren, en Belgique, Roger Somville attrape comme il peut, par un bras, par la taille ou par les cheveux, l’amour et beauté. Il sait un peu le moment où l’amour et la beauté se laissent attraper et ce qu’il reste quand enfin il les tient : « Au moment de peindre (…), je deviens un énergumène qui se débat dans un naufrage. Je suis dans la peinture. Et ce qui reste de plus fantastique, c’est le bonheur. »
Notes
[1] : Juste pour préciser : Boucher (1703-1770), Chardin (1699-1779), David (1748-1825).
[2] : Sentimentalement, s’entend. L’adhésion du peintre au Parti communiste belge ne sera effective qu’à la fin des années quarante
[3] : Deux ouvrages au moins en témoignent : Hop là ! les pompiers les revoilà (Editions du Cercle d’Education Populaire, 1975), Peindre (Editions Luce Wilquin & Le Temps des Cerises, 2000)