Hommage à Françoise Héritier
A l’âge des vacances en Livradois.
L’ethnologue et anthropologue Françoise Héritier est morte dans la nuit du 14 au 15 novembre 2017 à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris. Elle avait 84 ans. Le Journal du Parc lui consacrait un portrait sous la plume de Michel C.THOMAS au printemps 2012.
Par-delà les différences
Anthropologue de renommée mondiale, Françoise Héritier vient de publier un livre intitulé Le sel de la vie. À défaut d’être une autobiographie, l’ouvrage ressemble fort à un autoportrait, comme on dit en peinture. Avec quelques touches livradoises, émouvantes, drôles et enfantines.
Par Michel C.Thomas
Portrait paru dans le Journal du Parc n°23 Printemps-été 2012.
Si un jour, en raison des circonstances, du temps maussade, vous êtes d’humeur morose ou carrément mélancolique, ouvrez Le sel de la vie. Il recense des plaisirs fugaces, simples et inoubliables : « (…) chanter avec Jean Gabin Quand on s’promène au bord de l’eau, savoir prononcer correctement le nom de la ville de Cunlhat, sortir sur le tarmac à la saison des pluies à la nuit à Niamey et sentir l’odeur chaude et épicée de la terre africaine, avoir gardé les vaches en fabriquant des chapelets, avoir vu Miles Davis et un oryctérope, connaître quelques sources, faire de beaux andains bien réguliers, rire « comme une bossue » ou « pleurer comme une madeleine », revenir d’Italie dans une Fiat jaune décapotable, sortir au crépuscule du cimetière haut perché de Bertignat… » L’effet revigorant de cette allègre recension est assuré.
Tête dure
Néanmoins, à l’ordinaire, Françoise Héritier ne passe pas son temps à lister les bonheurs graciles de l’existence, elle ne s’occupe pas, pas principalement en tout cas, du vague à l’âme de ses contemporains. Elle est ethnologue, ou anthropologue… Sa mère lui disait parfois : « J’ai la tête dure, je ne comprends pas très bien ce que tu fais. » Mettons que nous ayons la tête dure. Françoise Héritier consent volontiers à s’expliquer. « L’ethnologie consiste à observer minutieusement et à participer à la vie d’une communauté définie afin de recueillir une somme d’informations précises sur tous les aspects de la vie en société. Une somme qui constitue le corpus de base de la réflexion anthropologique. Chaque ethnologue se consacre à une seule communauté ; ainsi, je suis l’ethnologue des Samo du Burkina-Faso, l’ancienne Haute-Volta. L’anthropologie se situe à un autre niveau, un niveau thématique. Il s’agit alors de donner de la cohérence aux faits observés par les ethnologues dans diverses sociétés du monde et tenter de découvrir des lois de fonctionnement ou des invariants. Les domaines d’approche sont très divers puisqu’ils recouvrent toutes les formes de la vie en société, matérielles et symboliques. On peut dire que je suis une anthropologue de la parenté et de l’alliance matrimoniale. »
Paternel
Soit. Mais on trouverait sans peine des savants qui ne savent pas prononcer le nom de Cunlhat, qui connaissent Niamey et Miles Davis mais qui ignorent la topographie du cimetière de Bertignat. Ce surcroît de savoir, qui est une manière de supplément d’âme, l’anthropologue le doit à ses origines. « Ma famille, côté paternel, est du Livradois. Ma grand-mère s’appelait Marguerite Friteyre, elle est née à Bertignat. Elle a épousé Georges Héritier de L’Imberdis, commune de Granval. Du côté de Georges, une sœur a épousé un Monteilhet ; leur fils, Pierre, grand blessé de la guerre de 14, fut maire de Granval. L’autre sœur, Augustine, s’est mariée avec un Béal des Batisses ; j’y ai encore des arrières cousins. Du côté de Marguerite, il y avait deux sœurs, mariées à la Chapelle-Agnon, l’une avec un sabotier, Monsieur Claustres, l‘autre avec un Convert, dont le fils, le charmant Gustave Convert, avait une fabrique de chapelets… » Françoise Héritier dévide les arcanes de la parentèle et des alliances avec une dextérité qui procède autant du métier que de l’affection. On se dit, en l’écoutant, que l’anthropologie savante n’est pas sans lien avec la conversation d’une famille attablée qui s’attache à réunir les branches d’une généalogie.
Curiosité
Fille de « fonctionnaires modestes », en poste dans le Loiret, à Saint-Étienne puis à Paris, elle vient passer ses vacances « sur la montagne », en particulier pendant les années de guerre. « Parce que là, on faisait le pain, il y avait du fromage, du lard. Je me souviens qu’on nous pesait sur ces balances que l’on utilisait pour les veaux, un dispositif de sangles accrochées à une poutre avec un contrepoids. On vérifiait si nous avions pris du poids et, bien sûr, c’était le cas. » La fillette apprend à soigner les bêtes, à reconnaître les plantes, à « rapetasser », à tordre le fil et faire une boucle après chaque perle du chapelet, elle observe la répartition des tâches entre hommes et femmes. « J’avais déjà cette curiosité, cette envie de comprendre le pourquoi des choses, d’aller au-delà des apparences, qui sont la marque de mon futur métier. »
En 1946, elle a treize ans, elle entre au Lycée Racine, à Paris, puis les classes préparatoires à Fénelon, puis la Sorbonne. Elle est inscrite en histoire-géographie avec la perspective de devenir égyptologue. Elle a « une chambre à soi », elle aime les westerns, la littérature et le jazz. Elle va entendre Lévi-Strauss à l’École pratique des hautes études qui consacre son séminaire à une étrange coutume des îles Fidji, le privilège accordé aux neveux qui peuvent disposer à discrétion des biens de leur oncle maternel. « Ce fut la révélation de ma vie, parce que j’ai découvert là des choses qui étaient complètement étrangères à mon champ de perception et d’investigation d’alors. »
Sacrifices
Lévi-Strauss a repéré cette auditrice attentive et assidue. Il lui propose une mission en Haute-Volta. Elle doit faire preuve de ténacité ; les autorités hésitent à confier la tâche à une femme – où l’on voit qu’une certaine distribution des rôles ne vaut pas seulement en milieu paysan. En 1957, elle est en Haute-Volta, dans le pays Samo qui deviendra son terrain d’investigation, son unique terrain, excepté quelques incursions chez les Dogons, au Mali. Elle apprend la langue samo, « qui est difficile », elle vit avec les villageois « au sein d’une brousse dense où le regard se perd ». Elle n’a eu « aucun problème d’adaptation ». Plus tard, elle apprendra que des sacrifices ont été accomplis pour savoir si sa présence serait favorable. « Le hasard a voulu que mes poulets soient toujours bien tombés. »
C’est à ses travaux, plus qu’à de bons auspices universitaires, qu’elle doit sa carrière fulgurante : chercheuse au CNRS dès 1967, directrice d’études à l’École pratique des hautes études en sciences sociales en 1978… En 1981, elle est élue au Collège de France sur proposition de Claude Lévi-Strauss, elle lui succède à la direction du Laboratoire d’anthropologie sociale. Parmi les motifs de contentement qu’elle égrène dans Le sel de la vie : « s’être retenue de pleurer aux premiers mots de sa leçon inaugurale » – la leçon est un rite d’initiation propre à cette vénérable institution.
Mikado
On entend, ces temps-ci, parler du « choc des civilisations », de leur possible « hiérarchie ». À l’encontre de ces opinions, Françoise Héritier défend l’unité du monde, dans le temps et dans l’espace, du monde d’Aristote à celui des Samo, en passant par le Livradois et le 5ème arrondissement de Paris. « La diversité des cultures ne procède pas d’une quelconque nature qui dicterait ses lois, elle résulte de leurs capacités d’invention. Sous l’aspect bigarré des différences, on peut retrouver ces matrices que j’ai désignées comme « invariants », des questionnements universels auxquels des réponses différentes sont apportées. Toute société est comme le résultat d’un jet de jonchets (le mikado). Les bâtonnets sont toujours les mêmes mais la disposition d’ensemble est chaque fois nouvelle. »
Françoise Héritier est engagée, au sein du Conseil national du sida, dans des Comités d’éthique, dans la société tout simplement. « J’essaie de faire passer des messages de compréhension mutuelle, d’universalisme, de tolérance. La grande règle est de ne jamais s’abriter derrière les différences culturelles pour prétendre dire le vrai. » Elle écrit, au début du Sel de la vie : « Il y a une forme de légèreté et de grâce dans le simple fait d’exister. » Et si c’était l’un de ces « invariants » qui valent en tout lieu…
◊ Le sel de la vie, éditions Odile Jacob. Chez le même éditeur, Une pensée en mouvement.