Anne-Marie Filaire
Anne-Marie Filaire est photographe. Chaque année, même endroit, même heure, elle vient tirer le portrait de quarante sites du Livradois-Forez. D’une année sur l’autre, le paysage “frémit”à peine.
Par Michel C.Thomas
Portrait paru dans le Journal du Parc n°01 au printemps 2001.
Mettons que la scène se passe dans un bistrot parisien, du côté de la porte de Versailles. Le café est dans les tasses. Sur le mur, en face du comptoir, il y a des photographies de paysages auvergnats, histoire de rappeler la légende des cafetiers- limonadiers. Anne-Marie Filaire s’exprime en phrases courtes : “Le paysage est la chose la plus réelle et la plus abstraite qui soit”, ou bien : “L’image est un acte, un engagement physique.” On dirait des aphorismes. Après, elle laisse planer un long silence et refroidir son café. Elle ne voit pas les photographies au mur, elle regarde plus loin, par-delà la vitre embuée du bistrot. Le temps qu’un ange soit passé, on s’aperçoit que les aphorismes ont fait leur effet ; on ne sait plus très bien ce qu’est un paysage et on se demande si l’on a bien raison de vouloir à tout prix, lorsqu’on est en balade, leur tirer le portrait, aux paysages.
Quoique l’image soit muette…
Anne-Marie Filaire est née à Chamalières. La trentaine la garde encore un peu sous son aile, si vous voulez tout savoir. Enfance à Clermont-Ferrand, presque tous les week end et une bonne partie des vacances à La Chaise-Dieu qui est son “territoire familial, côté maternel”. Puis elle monte à Paris, comme les cafetiers-limonadiers. Elle devient photographe : “J’aimais beaucoup la littérature, Kafka, Edouard Glissant, René Char… Je voulais dire quelque chose avec des images, quoique l’image soit muette. Relever ou, plutôt, élaborer des traces.” Son métier l’entraîne en Andalousie, en Irlande, en Bretagne et en Israël, plus récemment au Yémen. Elle n’est pas reporter, elle va chercher là-bas des “traces”, des images réelles et abstraites en même temps, qui parlent des territoires arpentés et d’elle-même. Elle photographie aussi l’Auvergne des volcans et, lors d’une exposition dans les locaux du Conseil général du Puy-de- Dôme, rencontre Serge Chaleil, animateur au Parc Livradois-Forez.
Derrière l’objectif Digression.
À la fin des années 80, le Ministère de l’Environnement a créé l’Observatoire photographique des paysages dont la mission est de mettre en place une “veille photographique” sur le territoire national pour voir un peu comment évoluent les paysages, puisqu’il se trouve qu’ils évoluent. En 1997, le Parc Livradois-Forez s’engage dans la démarche. “Nous avons voulu instaurer cette veille à partir d’enjeux paysagers clairement identifiés : boisements, friches, aménagements urbains, mitage en périphérie des bourgs, explique Serge Chaleil. Notre objectif est de mesurer plus rigoureusement les changements qui s’opèrent, de sensibiliser chacun à ces évolutions et d’ouvrir un débat. Avec à terme l’ambition, peut-être illusoire, de procéder à de véritables choix d’aménagement, de choisir notre cadre de vie au lieu de le subir.[[L’opération, pour être significative, sera reconduite au minimum sur une décennie. Trois autres Parcs naturels régionaux se sont engagés dans cette démarche avec l’Observatoire photographique : Forêt d’Orient,Vosges du Nord et Haute Vallée de Chevreuse.]] ” Un groupe de travail est constitué avec les partenaires du Parc qui s’occupent d’aménagement, d’urbanisme et d’architecture, et avec Anne- Marie Filaire à qui est confiée la sélection des sites susceptibles d’illustrer au mieux cette problématique. “Illustrer” ? c’est vite dit. Certes les règles et les contraintes sont quasiment celles d’une expérimentation scientifique ; les quarante sites finalement retenus sont photographiés une fois par an, même jour, même cadrage et, autant que possible, même lumière. Mais derrière l’objectif… “Pour moi, il s’agit d’abord d’un travail artistique, je ne me considère pas comme une simple exécutante qui procède à des relevés de terrain à dates régulières”, précise Anne- Marie Filaire – et la cuillère tinte contre la soucoupe. Manière de rappeler qu’un paysage est fait des routes qui le traversent, de l’ordre des champs (qui n’est pas éternel) mais aussi “fabriqué” par le regard qu’on porte sur lui, avec ou sans prothèse oculaire. Anne-Marie Filaire a refusé la couleur : “C’est une région très verte et puis on est saturé d’images touristiques ; le noir et blanc permet de raconter autre chose.”
L’espace se déplie
Il n’y a pas grand monde sur ses photographies, et même il n’y a rigoureusement personne. Pourtant, on se surprend à les regarder comme si elles racontaient des histoires. 1999, 2000, 2001… Ici, on voit très nettement une empreinte sur le goudron qui n’y figurait pas l’année précédente ; on imagine un conducteur d’engin, en marcel, le mégot au coin de la bouche. Là, un arrangement de grumes, en bordure d’un chemin herbeux, dit que la tempête a fait sa moisson d’arbres. Anne-Marie Filaire ne récuse pas cette lecture, elle ne la cautionne pas non plus : “Quand on a deux, trois images du même lieu, on joue un peu au jeu des sept erreurs. Quand la série est plus importante, l’effet de répétition tend à une certaine abstraction. On accède à une autre temporalité, le changement devient très subtil, l’espace se déplie un peu comme une peau. On pourrait presque dire que c’est le paysage qui nous pense.”
Comme un frisson sur la peau
Bien sûr, elle ne juge pas, elle ne dit pas si l’on a eu raison, ou tort, d’abattre cet arbre, d’enclore cette parcelle semée d’orge. Elle réécrit, en images, le texte qui lui est donné à lire et qui est presque le même que celui de l’année dernière, à un léger frémissement près, un frisson sur la peau. Elle dit encore, sans intention de provoquer, que la photographie n’a rien à voir avec l’esthétique : “La notion de beau n’intervient qu’une fois dans mon travail, quand je photographie un lieu-dit, près de Billom, qui s’appelle La Beauté.” Dans le bistrot parisien, du côté de la porte de Versailles, le garçon a fini sa journée : “Je peux encaisser, s’il vous plaît ?” Il n’y a rien de plus réel. On met des pièces de monnaie sur la table, entre les soucoupes. Il n’y a rien de plus abstrait. Les tasses sont vides. L’image a bougé, à peine, un léger frémissement, comme un ange qu’on n’aurait pas vu passer.